Journal du Mire Vindergen - semaines 16 à 18
– 1153 D.O – 16ème semaine
Quelque chose se mue en nous. La prochaine crise sera dans deux semaines. La peur règne. Pour la première fois, certains d’entre nous savent qu’ils pourront en être victimes, car affaiblis. Les deux amissières furent les premières. La décision de Tiniel de nous isoler n’est peut-être pas une si bonne chose, car nul ne sait ce que nous pourrons nous faire subir…à nous-mêmes.
Je crains pour ma vie, pour nos vies.
Depuis quelques jours, je ne dors plus. Je me consacre corps et âme à mes recherches. Quand je ne suis pas avec Hernist, je reste cloîtré dans mon bureau à travailler. Il ne me reste que deux semaines, si peu de temps.
Hernist, conscient de mon intérêt pour tout cela, me parle nébuleusement de ce qu’il appelle le Cycle de Nireneist.
Selon ses dires, l’Arbre du monde ne serait pas constitué des deux branches citées dans les Garvats, les écrits sacrés : Kyan Rogh, créateur du monde, et Marakin, ordonnateur du mal. Tout ne serait que mensonge et Marakin ne serait plus, entre autres.
Cela devient de plus en plus difficile. Il me parle en restant face au mur, grattant la pierre de ses ongles jusqu’au sang. Pour l’en empêcher, nous avons dû lui bander les mains.
« Cherchez et comprenez les douze branches croisées, le Nireneist» , répète-t-il inlassablement dans un odieux et dément mouvement de balancier.
Je passe mes nuits à glaner des informations sur les noms dont il me parle : « Nireneist », « Denhmor », « Dévoïkin», « Kataezul », « Ktolbarath ». Je ne trouve rien. La bibliothèque est pourtant prodigieusement bien garnie. Je ne trouve rien.
Je fatigue. Je devrais me reposer, je dois continuer. C’est trop important.
Avant-hier, désespéré, épuisé, accablé par l’échec et le néant, je commis ce qui s’avéra être une terrible erreur : je l’implorai.
« Donnez-moi autre chose que ces noms, rien qu’un petit indice qui me mettrait sur la voie, je vous en supplie », lui dis-je à bout de patience.
Ce fut affreux, car il ne répondit pas et me tourna le dos, comme si j’avais commis l’irréparable : montrer de la faiblesse. Je n’arrive pas à comprendre en quoi ma requête fut si différente. Parfois j’oublie que si Hernist se trouve dans cet Office, ce n’est pas pour rien. Il est déjà bien complexe de comprendre les réactions des humains « normaux », alors comment maîtriser celles d’un tel être.
Je ne trouve rien. Je vais finir par devenir fou moi aussi.
- 1153 D.O – 17ème semaine
Cela fait deux semaines qu’aucun messager n’est venu. Nous auraient-ils abandonnés à notre sort ?
Hier, Hernist m’a enfin reparlé. Il ne m’a pas donné de nom. Non, encore mieux, il m’a dit là où chercher : « Odes de l’Ombre ».
Comment aurais-je pu trouver par moi-même dans un recueil de poèmes ?
Par une chance inouïe, ce livre est à la bibliothèque de l’Office.
Cela fait six jours que je ne dors presque pas. Je ne sors plus, je mange peu, voire plus du tout. Je reste des journées entières à la lumière de ma chandelle, le nez dans les grimoires.
Les « Odes de l’Ombre » m’ont parues de prime abord tout à fait banales, jusqu’à ce que je lise l’inespéré : « Avant son avènement ». Placé dans un vers d’un poème anodin qui ne contenait rien de concret, les autres noms et références symboliques cités tout autour me mirent sur la voie.
C’est à ce moment où mes recherches commencèrent vraiment.
Je fis d'étranges découvertes dans d'autres ouvrages, parlant d'un culte noir, secret, ancestral, vénérant une entité sans nom plus vieille qu'Hashkaria, une entité qui serait le mal incarné. Des ordres se réunissaient depuis des âges dans de sombres temples sous-terrain, encapuchés dans de longues robes noires, invoquant les esprits du mal dans de morbides et basses complaintes. Ce qui attira mon attention fut la description de cette entité : « se délectant du mal que lui offrait l'homme, et le nourrissant en retour ». C'était bien ce que je cherchais, mais je n'en appris pas plus.
Je suis fatigué, je dois continuer. Je veux dormir, je veux savoir. La nuit, mon corps sombre, mais mon esprit reprend le dessus et je travaille plus efficacement, je crois.
Je tire sur la corde, j’ai perdu du poids moi aussi, je dois continuer.
La lumière de la bougie scintille, j’ai sommeil, et pourtant je ne peux trouver le repos. Chaque fois que je ferme les yeux, je l’entends siffler, m’ordonner.
Il m’ordonne de continuer. Il veut que je sache. Il veut que je le fasse connaître.
La flamme continue de danser.
Je me réveille en sursaut parfois.
J’avance lentement, mais sûrement.
J’ai peut-être découvert ce qu’était un « Dévoïkin». C’est une sorte de bras droit dévoué, un lieutenant, un sbire.
Autre chose, avec ce nom revient souvent le chiffre douze. Il semblerait que ces Dévoïkins soient douze. Les douze branches croisées, le Nireneist. Le Nireneist, le cercle de Dévoïkins ?
La flamme continue de danser, j’aimerais dormir, mais il me tient éveillé.
Dans trois jours, ce sera la prochaine vague de folie, et je ne suis pas retourné voir Hernist. Je ne le reverrai peut-être jamais plus.
Ce matin, Tiniel est entré sans prévenir et m’a ordonné de tout cesser. Il veut poster un garde en faction devant la cellule de Hernist pour m’empêcher de le voir et va m’assigner une amissière pour me remettre sur pieds. Je lui ai demandé quelques instants pour noter ces quelques lignes. Je vois l’amissière qui approche pour me forcer à aller me coucher.
– 1153 D.O – 18ème semaine
Il fait nuit. Je suis prostré au lit. Je n’ose sortir de la chambre. Dehors, la vague de folie déferle et les pensionnaires ne sont pas les seuls à hurler. Je tremble de tout mon être, je suffoque de peur, pourtant je ne suis pas touché. Veut-il me garder sain d’esprit pour que je l’annonce. Aurais-je été choisi ? J’ai pu m’extirper de mes draps et me traîner pour prendre de quoi écrire, mais j’ai tant de mal à former mes lettres. J’ai peur.
L’amissière m’a administré une potion de sommeil. Je pensais dormir paisiblement, loin de tout ceci, mais…cela arriva.
…Un cri d’une stridence corrosive à en rompre les tympans.
Mon esprit fut arraché dans une torpeur sans égal. Je me pliai, je m’accrochais aux murs de ma chambre, enfonçant les ongles dans la roche, espérant être sauvé. Sèchement, le cri cessa pour faire place à une mélopée languissante. Je m’écroulai et psalmodiai de longs instants. Puis la soumission fit place à l’épouvante. Ma volonté se flétrit. Tout se mit à tourbillonner, chaque coup d’œil faisait vaciller. La moindre cavité apparaissait aussi profonde qu’un gouffre et finissait par s’élever pour compresser l’abdomen jusqu’à le pourfendre. Les parois commencèrent à se rapprocher, l’étouffement, la suffocation, l’oppression absolue. La panique, l’agitation de toute part. L’écrasement devint insupportable, inéluctable, je ne pouvais fuir, cela se rapprochait, sans cesse, quoi que je fisse, la fin et la roche étaient proches. La pierre finit par toucher ma peau et par briser mes os dans des craquements martelant le crâne jusqu’au plus profond de mon âme. Les palpitations s’agitèrent jusqu’à en faire éclater les artères, je sentis une compression sans nom, ce qui ne devait être comprimé se retrouvait à l’être, je découvris que le corps humain était encore pourvu d’espaces vides qui furent comblés par des carcasses en gelées. À chaque pression, j’implorais pour que l’accablement cessât, que les complaintes de ces inconnus qui appuyaient se tussent. Ces choses, ces êtres qui étaient là, assénant horreurs et défaveurs sur la nature profonde du lamenté, le conspuant pour que celui-ci se recroquevillât à jamais sur lui-même. Je sentais mes souffrances et mes peurs être absorbées, extirpées de moi, délectant un enjouement indiscernable, diffus, sans visage…
Tout s’effondra, tout retomba d’un coup dans un hurlement de souffrances qui ébranla les parois.
Je ressortais tremblant de cette épreuve, mais sain d’esprit. Car oui, j’avais été éprouvé.
Puis je sombrais dans un profond sommeil.
Je me réveille enfin.
Tout ce temps que j’ai perdu. Hernist est peut-être mort. Comment vais-je y arriver sans lui ?
Je viens d’entendre un bruit sourd dans le couloir, suivi d’un cri de douleur sèchement éteint. C’est sûr, on vient de tuer quelqu’un. Je ne dois plus bouger. Personne ne doit m’entendre. Si personne ne sait que je suis là, je ne risque rien. Je vais éteindre ma chandelle jusqu’à ce que cela se calme.
Cela semble s’être calmé dehors. Je n’entends plus un seul bruit. Peut-être sont-ils tous morts ?
Puis, à mon grand soulagement, mon amissière est venue me voir et m’a raconté. Deux mires ont succombé à la folie de la vague. Un d’entre eux a tué deux pensionnaires en leur défonçant le crâne contre un mur, leur ordonnant de ne pas bafouer la parole de celui qu’il appelait « lui ». Il a ensuite brisé la nuque d’une amissière, avant de s’abandonner volontairement à la lance d’un garde en hurlant « Son avènement est proche !»
Quant à l’autre mire touché, ce n’est autre que Tiniel. Son esprit a sévèrement décliné et il est alité depuis. Il marmonne des propos incompréhensibles. En attendant toute autre décision, ce sera donc le Mire le plus ancien, Dernenssen, qui occupera le poste de Mire principal.
Dernenssen n’exclut pas de nous faire partir loin d’ici, sans évoquer ce qu’il adviendrait des pensionnaires. C’est un mire talentueux mais il n’est pas à l’aise comme chef. Il se préoccupe de nous, c’est déjà bien.
Mon état s’améliorant significativement, l’amissière m’a enfin permis de me lever et m’a conseillé d’aller à la cellule de Hernist.
Vacillant et me tenant contre les murs, j’errai dans les couloirs jusqu’à lui, marchant, cherchant, pas après pas. Cette épreuve m’avait amoindri, considérablement affaibli. J’étais dans un de ses états de mélancolie où l’esprit ne se préoccupe plus de sa vie. Je m’observais, examinant dans le mépris chaque parcelle de la paume de ma main, chaque rainure qui me parut être tels les méandres de rivières ancestrales asséchées à tout jamais. J’écoutais grincer chaque fibre, chaque articulation de mon corps, me trouvant si vieux, flétri, sentant une fatigue pesante m’envahir, ne souhaitant que mourir, même si tout ceci n’était que dans mon esprit. Je me mis à prêter attention à la moindre chose insignifiante, imaginant nombre d’histoires invraisemblables à son propos, mettant cette chose sur un piédestal, puis levant le regard, contemplant par une des rares fenêtres ce qui pour moi était réellement beau et apaisant, le ciel.
Puis dans ce levé de conscience, mon esprit se releva, comme un guerrier blessé plantant sa lame dans le sol pour y prendre appui, se redressant face à l’adversité, nourri par son inextinguible courage.
À mon arrivée, Hernist n’était plus là. Lui aussi avait succombé. Il était mort lors de la vague. La peur et l’épouvante avaient eu raison de lui, son cœur ne l’avait supporté. Cependant, dans sa cellule je découvris ce qui allait guider le reste de ma vie. Durant ses ultimes jours, il s’était employé à dessiner sur les murs nombre de glyphes, de plans et d’inscriptions autour d’une représentation tout à fait singulière avec nombres de symboles et de ce qui pouvait s’apparenter à une toile avec des cycles. Du premier coup d’œil, on pourrait prendre cela comme une constellation. Je remarquai également un étrange symbole au centre, que je n’avais jamais vu auparavant. Étrangement, même si cela était loin de le représenter, j’aurais juré que c’était un visage qui me regardait, avec un troisième œil sur le front. Ou peut-être était-ce une fleur. Contrairement à ce qu’on affirma, ce n’était en rien divagations d’un esprit malade. Non, bien au contraire. Je percevais une forme, une structure, malgré les aspects erratiques de la chose. Étais-je alors moi aussi devenu fou ?
Se sachant condamné, Hernist m’avait transmis son héritage.
Pour cela, je ne saurais jamais assez vous remercier. Puissiez-vous reposer en paix, Hernist. Je tâcherai de me montrer digne de votre héritage et de votre confiance.
On me permit de rester dans les lieux pour prendre des notes. Je m’activai à recopier minutieusement et scrupuleusement la moindre parcelle de mur. Pour espérer mener ce travail à bien sans que mon amissière ne m’importune, je n’abusai pas de la situation et lui obéis pour repas et couchés.
Je ne comprends rien à tout ceci. Pour le moment, je n’ai pas le temps de l’étudier, je dois tout d’abord le conserver.
Je travaille inlassablement pour tout reproduire, sur divers parchemins. Hernist n’a pas écrit en kharnalien, mais avec des signes inconnus. Je ne suis pas linguiste, mais ce langage semble très ancien. Cela me complique considérablement la tâche. J’espère pouvoir rester précis et le plus fidèle possible à l’original.