Journal du Mire Vindergen - semaines 20 à 22 - Fin
– 1153 D.O – 20ème semaine
Après deux semaines de travail acharné, je suis enfin arrivé à un résultat que je peux qualifier de correct. J’ai vérifié et revérifié des dizaines de fois pour ne pas faire d’erreur.
Il va maintenant me falloir traduire et comprendre le sens de tout ceci. Personne ici n’a de telles compétences. Je peux toujours essayer, mais je n’y crois guère. Il me faudra certainement une aide extérieure. Je ne sais pas quand je pourrais la requérir.
Tiniel est toujours alité. Il sombre davantage chaque jour. Dernenssen tente tant bien que mal de nous rassurer. Il tient bon, sera-ce suffisant ?
Je n’arrive toujours pas à comprendre les liens des éléments de cette fresque. Ces cercles, concentriques, par groupes diamétralement opposés. Ce n’est pas une constellation, et pourtant il semble y avoir une certaine logique et corrélation. Je me demande si tout ceci n’est pas une représentation abstraite, mais de quoi ? Hernist parlait de terreurs, de peurs dictées. Tout ceci en serait-il l’allégorie ? Ce peut-être une théorie, mais sans traduction elle devient impossible à vérifier.
Je passe des nuits entières dessus, je ne dors toujours pas. Il va peut-être falloir me rendre à l’évidence, ce n’est pas ici que je trouverai.
De toute façon, l’atmosphère ici est devenue irrespirable. C’est à peine si les patients sont soignés. Tout n’est devenu que peur et angoisse de la prochaine lune, la prochaine crise.
– 1153 D.O – 21ème semaine
Tiniel est mort ce matin. La fièvre, ou peut-être autre chose a eu raison de lui. À vrai dire, je n’y attache plus d’importance. Ce qui me préoccupe c’est la traduction de ces lignes. Je dois m’en aller avant la prochaine lune.
Je sens le personnel de plus en plus agressif à l’approche de la nuit fatidique. Avant, on s’occupait des malades. Maintenant on s’en éloigne. On les laisse mourir dans leurs cages. C’est abject.
Je dois continuer la traduction.
La méfiance et la démence infestent les lieux, la mort rôde.
Toutes les barrières semblent être tombées, le respect s’en est allé. Des groupes se forment, non par affinités, mais par confiance et suspicions de contact avec les « contaminés ». Les amitiés d’antan ne sont plus. On se surprend à voir des rivaux s’unir.
Depuis quelques jours, les repas ne se font plus dans la salle commune, et personne ne nous les fait porter. Pour manger, j’ai dû me faufiler à travers un groupe d’amissières qui se querellaient d’un bout à l’autre du couloir. La raison ? Une accusait l’autre d’avoir trop côtoyé un « contaminé ».
À l’approche de la lune, on s’isole de plus en plus. Pour ma part, de toute façon, je l’étais déjà depuis bien longtemps, cela ne change rien pour moi. Je garde ma porte fermée à clef.
Me considérant encore comme sain d’esprit - du moins je l’espère-, il y a quelques jours j’ai eu un pressentiment et suis allé faire un tour dans la réserve, avant que tout le monde ne la ravage. J’ai de quoi me nourrir pour plusieurs semaines.
La lune est dans deux jours. Ce matin, la déraison et la démence ont pris le dessus. Un mire en a poignardé un autre et tout a dégénéré, tout a volé en éclats. Je crois qu’il y a eu cinq morts, et pas des moins violentes. On dit qu’une amissière s’est acharnée sur le visage d’une autre avec une simple paire de clefs.
Tant que je reste enfermé, je ne crains rien.
Cette nuit sera peut-être ma dernière.
– 1153 D.O – 22ème semaine
La lune est là, je ne délire pas, du moins je crois. Dehors j’entends d’affreux cris. Il semble que les malades aient été libérés. Ils déferlent dans les couloirs, rugissant leurs morbides complaintes pathologiques.
J’entends les amissières hurler d’effroi et de douleur, tout se termine dans un éraillement sanglant. Les portes se font ouvrir. Les coups de couteaux sont si violents que je peux les entendre. Ils crissent dans mes oreilles comme une funeste mélopée qui se rapproche, amenant avec elle le fatidique destin.
Ma porte vient d’être violemment frappée, une seule fois, puis plus rien. Je ne suis pas sûr qu’ils sachent que je sois ici. Je continue à écrire ces lignes.
Je sens une odeur de fumée, ils ont dû mettre le feu. La bâtisse est robuste, mais toute la charpente est en bois. Dans ces couloirs nous seront tous asphyxiés.
J’ai caché l’intégralité de mes notes bien à l’abri dans mon coffre métallique, que j’ai dissimulé dans le bureau de Tiniel. Cet endroit va sans nul doute s’embraser par la folie et je devais rendre inaltérable tout mon travail, certainement l’œuvre de ma vie.
Ainsi protégé dans ce coffre, nul ne pourra le briser, ni le brûler. Seul un homme qui connait la valeur de l’or pour bâtir pourra l’ouvrir.
La porte vient de trembler une nouvelle fois. Ils savent que je suis là. Je continuerai à écrire jusqu’à la fin, fût-ce la dernière chose que je ferai.
De violents coups frappent la porte, tout se termine par un coup sec. Au bruit, ils ont trouvé une hache.
Ils viennent de fracasser une planche de bois, ils l’arrachent à mains nues jusqu’à s’en déchirer la peau. Je vois leurs yeux injectés de sang et de folie, assoiffés de mort. Il n’y a pas que des patients, je vois aussi un mire qui s’est joint à eux. Ils semblent ne plus rien avoir d’humain. Que leur a donc fait ce Kataezul ? Qui est-il ? Qu’est-il ?
Jamais je ne le saurai.
J’espère que moi, Geld Vindergen, aurai apporté suffisamment de connaissances à ce sujet durant mon humble existence pour que d’autres puissent un jour continuer mon travail.
Que ces notes soient mon testament, mon héritage.
Ils passent le bras à travers la porte et cherchent la poignée.
Puisse ma vie ne pas avoir été vaine et avoir servi le Savoir et Hashkaria.
« Ainsi furent les dernières paroles du Mire Geld Vindergen.
La tragédie de Vinathiane n’a été découverte que bien des années plus tard.
Malgré l’incendie, les notes de Vindergen ont pu être retrouvées intactes dans le coffre, avec la combinaison « 1618 ».
Je vais avoir l’insigne honneur de continuer ses recherches.
En mémoire de cet illustre et dévoué Mire, tous ses travaux seront désormais mentionnés sous le nom de « Théories de Vindergen ».
Mire Hector Uldenia, 1164 D.O»